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Quels indicateurs de performance pour un système de Knowledge Management ?

Photo du rédacteur: mrdugagemrdugage

La mise en place du management des connaissances (KM) dans les entreprises pose la question cruciale des métriques de succès. Comment démontrer que le KM accroît la valeur de l'entreprise ? Bien que les gains de productivité en soient un résultat positif, ce n'est pas l'objectif principal. Le KM vise à la survie dans la durée. Comme l'éducation, son succès ne se mesure pas uniquement en termes de retour sur investissement. Les entreprises doivent identifier leurs "moments de vérité", similaires aux examens pour les étudiants, pour évaluer la réussite ou l'échec. Ces moments permettent d'apprendre et d'améliorer les pratiques en mobilisant les connaissances de l'organisation. Un programme de KM efficace repose sur un objectif fédérateur, centré sur la victoire collective plutôt que sur des gains de productivité individuels. L'engagement des collaborateurs est la véritable mesure de la valeur d'un programme de KM, qui est donc avant tout un programme politique visant à unir autour d'une vision commune de la réussite.


Pendant toutes les années que j’ai passées à la mise en place du management des connaissances dans diverses entreprises, je me suis toujours heurté à la question des métriques de succès. Comment prouver que la mise en place d’un système de KM (knowledge management) qui fonctionne accroit la valeur de l’entreprise ?
C’est une question importante car l’acquisition, le partage, la capitalisation et la diffusion des connaissances au sein d’une grande organisation, ça coute cher en temps passé en formations, réunions de partage, mentorat, explicitation, structuration, classement etc. Et cela coute cher aussi en infrastructures numériques : plateformes, moteurs de recherche, et maintenant IA.

La question posée par les dirigeants aux promoteurs de ces dispositifs de management des connaissances est donc toujours la même : qu’est-ce que ça rapporte ?La logique financière qui structure l’ensemble des activités d’une entreprise pousse alors le chef de programme KM à rentrer dans la logique de la valeur actualisée des flux financiers. Il va chercher à démontrer que la mise en place d’un moteur de recherche, d’une communauté de pratique, d’un programme de mentorat ou de quelque autre dispositif de management des connaissances est effectivement rentable. Certes, on investit du temps et des outils, mais dans la perspective de travailler plus vite sans « perdre du temps à réinventer la roue », phrase magique répétée ad nauseam. Toute l’attention est alors focalisée sur les gains de productivité. Mais si les gains de productivité sont effectivement un résultat positif d’un dispositif de KM qui fonctionne, ce n’est pas son objectif. On n’acquiert pas des connaissances seulement pour travailler plus vite mais pour vivre mieux et plus longtemps.

On peut risquer une analogie avec l’école. On n’envoie pas ses enfants à l’école pour qu’ils fassent leurs devoirs plus vite. On ne raisonne pas « retour sur investissement » lorsqu’on leur paye des études. On pense seulement, et à juste titre, qu’on accroit leurs chances d’avoir une vie meilleure et peut-être aussi un bon salaire. Mais on ne demande pas au directeur de l’école ou de l’université de le prouver. On lui demande tout au plus de présenter des statistiques de réussite aux examens et des exemples d’anciens qui ont réussi leur vie professionnelle. Pourquoi ? Pour deux raisons :
  1. Il n’y a pas de relation directe et mécanique entre l’acquisition de connaissances et le succès. On ne peut le prouver que statistiquement et sur une longue période.
  2. Il ne s’agit pas seulement d’adopter le point de vue de l’organisation, école ou université, qui veut « rentabiliser » les salaires des professeurs et les équipements de ses laboratoires, mais aussi celui des élèves et des étudiants, qui veulent un avenir.

Le drame de l’entreprise, tout spécialement depuis la généralisation dans les années 1980-1990 de l’approche exclusivement financière de tout ce qu’elle fait – l’ « entreprise-tableur » avec sa batterie d'indicateurs de performance (KPI – Key Performance Indicators) à peu près partout dans un but de contrôle – c’est qu’elle étend à tous la déshumanisation mise en œuvre dans les usines avec la division chronométrée du travail, et qu’elle adopte cette vision fausse que son avenir à long terme est assuré par sa rentabilité à court terme. Et le meilleur indicateur qu’elle fait fausse route, c’est le désengagement de ses collaborateurs. Jadis, on faisait carrière dans la même entreprise, et on gravissait patiemment les échelons. Ce faisant, on apprenait sur une longue période et on transmettait ses connaissances en collaborant au quotidien avec les nouveaux. Ainsi, les dirigeants de l’entreprise étaient aussi des experts, et détenaient une connaissance encyclopédique de toutes les activités de leur entreprise. Aujourd’hui, dans les grandes entreprises, ce n’est plus le cas. Diriger une entreprise est devenue une spécialité en soi : on acquiert une renommée ; on saute d’entreprise en entreprise ; et pour gagner du temps, on s’entoure d’experts et de consultants pour prendre des décisions. Parallèlement, quand on est jeune et qu’on veut gérer sa carrière, on fait de même : dès qu’on pense qu’on n’apprend plus et que l’avenir semble bouché, on cherche ailleurs. Et quand l’individualisme se généralise, on aboutit non seulement à un accroissement dramatique des inégalités avec son cortège d’instabilités politiques, mais aussi à des catastrophes comme celles d’Alcatel ou de Boeing.

Alors non : la recherche de productivité n’est pas la seule raison d’être d’un programme de KM. Mais alors comment peut-on justifier d’investir des millions dans un dispositif de management des connaissances si on n’est pas capable d’en mesurer la pertinence ?
Revenons à nos étudiants et à leurs professeurs. Est-ce qu’ils mesurent la valeur de l’enseignement qu’ils reçoivent ou qu’ils donnent aux gains de productivité associés ? Bien sûr que non. Leur attention est focalisée sur les « moments de vérité » que sont les examens. Ça passe ou ça casse. Et c’est à partir du débriefing du résultat des examens que les professeurs comme les étudiants bâtissent leur programme de cours, d’exercices, de mentorat, de travail de groupe, bref leur programme de KM. Et cet objectif de réussite aux examen a pour avantage d’aligner les efforts de toutes les parties prenantes : les étudiants, les professeurs et l’administration. Elle a aussi pour effet de créer un sentiment d’appartenance qui peut durer toute une vie.
 
Il en est de même pour les entreprises. Il n’y a pas de programme KM qui tienne la route sans identification de ces « moments de vérité » qui matérialisent le succès ou l’échec, qui créent un sentiment d’appartenance et de destin commun pour les collaborateurs comme pour les dirigeants. Il peut s’agir de ces moments où on remporte un contrat ou on le perd. Il peut s’agir de ces moments où on vient de terminer un projet et où porte un jugement sur la tenue des délais et du budget. Il peut s’agir de ces moments où un client porte un jugement sur une prestation ou sur un produit. Tout programme de KM pertinent part de cette volonté d’apprendre à partir de ces moments de vérité, que les militaires associent aux batailles gagnées ou perdues et baptisent du nom de « retour d’expérience » (REX ou RETEX).
 
Mais cela ne suffit pas, car un retour d’expérience mal conçu peut se traduire en cas d’échec par la recherche d’un coupable, d'un bouc émissaire qui va porter tous les péchés qui ont mené à cet échec, et qu’on va punir. Ce faisant, certes on consolidera pour un temps les liens entre les personnes épargnées par la punition, mais on n’apprendra rien. Pour apprendre, et ceci est un point capital de toute démarche de KM, il faut pouvoir comparer point par point ce qui devait se passer – le plan - avec ce qui est effectivement arrivé. Ce n’est que lorsque la perception d’un écart entre le plan initial et la réalité est verbalisée et partagée par toutes les personnes concernées qu’on peut commencer à apprendre. On en tire des leçons, et on met en place ce qu’il faut pour que ça n’arrive plus (échec) ou pour que ça se reproduise (succès).
 
Le plus souvent, on se rend compte alors que le succès – ou l’échec - lors de ces moments de vérité est dû en grande partie au fait qu’on a su – ou pas su – mobiliser les connaissances de l’organisation. On peut alors identifier de quelles connaissances il s’agit, comment on y a eu – ou pas eu – accès, sous quelle forme elles existent – tacites ? explicites ? -, qui les détient, quand et par qui elles ont été explicitées, comment elles ont été créées, et si elles ont donné lieu à des formations. On peut alors élaborer un plan d’actions correctives qui peuvent porter sur différentes composantes du système de KM, et c’est à ce moment, et à ce moment seulement, qu’on peut commencer à élaborer des métriques ayant pour objet de montrer que le plan d’actions correctives est bien en marche, et qu’il est bien ciblé sur la réussite lors de ces moments de vérité et non sur la seule productivité.
 
Cette approche est certes exigeante et demande plus de réflexion qu’un simple tableur excel centré sur le gain de temps. Mais elle a l’immense intérêt d’être fédératrice et humaine. Elle est centrée sur un objectif auquel tout collaborateur peut s’identifier, la victoire collective de l’entreprise, et non sur un objectif partiel assigné par des bureaucrates en mal de contrôle à mon équipe ou à ma personne, et à la généralisation des relations contractuelles entre services, génératrices de frustration, de cynisme (cf loi de Goodhart) et de désengagement.
 
La valeur d’une entreprise se manifeste pleinement par les victoires qu’elle remporte lors des moments de vérité qui lui sont propres, et qui sont portés par ses dirigeants. Tant que l’on verra des managers promus pour avoir atteint leurs objectifs quantifiés par des KPIs qui ne portent que sur la productivité de leur entité, et ce au détriment de la réussite de l’ensemble de l’organisation, l’entreprise sera à la fois fragile et immorale. Il n’y a pas de management des connaissances sans sentiment d’appartenance, et il n’y pas de sentiment d’appartenance sans management des connaissances.
 
Le KM, c’est donc avant tout un programme politique, au sens noble du terme, qui a pour objectif de fédérer tout le monde autour d’une idée commune de ce qu’est la victoire. Et à ce titre, l’engagement des collaborateurs est la mesure ultime de la valeur d’un programme de KM, même si encore beaucoup trop de dirigeants n'y portent que peu d’attention.
 
Les ennemis mortels du KM sont l’individualisme, le carriérisme et la bureaucratie. Et la lutte contre ces ennemis est l’essence même du KM.
 
Nos dirigeants et hommes politiques devraient méditer cela, surtout en ce moment.
 

 

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1 commento


Pierre Morlière
Pierre Morlière
22 dic 2024

Cher Martin, tu poses très bien le problème. L'intelligence n'est en fait que la mémoire des expériences passées, et le "knowledge management" un outil de construction et de préservation de l'ADN de l'organisation. La généralisation du jumeau numérique de toute l'entreprise dans toutes ses composantes même les plus fines, alliée à celle de l'IA, accélère le process en captant l'intelligence à tous les niveaux. Ne constitue-t-elle pas la totale intériorisation du knowledge management au plus profond de l'organisation ?

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